← retour  |  Photographie contemporaine
 
Dans les deux livres, le même texte y est présent.

Danièle Méaux
Spécialiste de la photographie contemporaine, elle est professeur en esthétique à l'université de Saint-Etienne. Elle a écrit plusieurs ouvrages sur la photographie dont : "La Photographie et le temps (1997), Voyages de photographes (2009), Géo-photographies. Une approche renouvelée du territoire (20115) et Enquêtes. Elle dirige la revue en ligne Focale.

Extrait de l'ouvrage "La photographie contemporaine & l'anthropocène" page 232 à 237, sous le chapitre Commonig, et idem dans l'ouvrage "Art contemporain & Anthropocène" au chapitre "Réinventer les biens communs" p 36.
avec l'aimable autorisation de Danièle Méaux, qu'elle en soit remercié :

La série Montagne défaite1 réalisée par Olivier de Sépibus rassemble des tirages en couleurs de format carré représentant des pans de montagnes, constitués de glaces et de minéraux. Cet ensemble, initié à partir de 2004, transcrit la relation intense que le photographe entretient depuis sa jeunesse avec les reliefs alpins. Le ciel est le plus souvent absent des vues, de sorte que les plis rocheux et les crevasses remplissent l’entièreté du champ ; ils forment un conglomérat tortueux et serré dont il est impossible de déceler l’orientation ni la taille exactes : aucune figure humaine ne vient donner l’échelle et la profondeur de l’espace se trouve ramenée au plan. Le jeu des ombres et des lumières qui contribue, dans l’imagerie traditionnelle de la montagne, à mettre en évidence les pentes et les modelés est ici absent. Les photographies, d’une extrême définition, proposent en revanche une appréhension presque tactile des textures minérales et des glaces qui se strient et se fissurent, le spectateur étant enclin à perdre son regard dans la matière brute, à suivre les lignes de force dessinées par les plissures renvoyant à de lents mouvements géologiques. À celui qui scrute ses images, l’artiste vise à faire ressentir une expérience proche de celle que l’on éprouve sur les lieux, ou encore à lui faire goûter une relation à la montagne, analogue à celle que l’on peut concevoir pour une personne2.

Les photographies de la série Montagne défaite témoignent du rétrécissement des glaciers, auxquels se substituent peu à peu moraines et éboulis. De par leur précision, elles se font documents pour un avenir où auront disparu les « neiges éternelles ». Pour Olivier de Sépibus, il est aujourd’hui nécessaire de prendre acte de l’ampleur des modifications dues au réchauffement climatique. La fonte du permafrost entraîne d’énormes éboulements et l’étendue des glaciers diminue : les montagnes que l’on croyait solides et pérennes se transforment considérablement de sorte qu’il nous appartient de réactualiser les représentations que nous en avions. Les sublimes étendues de neige et de glace, célébrées dans la peinture romantique, exaltées dans les photographies de John Ruskin ou d’Aimé Civiale, sont en passe de devenir des déserts de pierre. Si nos manières d’habiter les montagnes doivent évoluer, les affects et les imaginaires dont nous avons hérités se trouvent aussi profondément chamboulés.

Une exposition présentée par Olivier de Sépibus au Museum départemental de Gap, du 12 novembre 2021 au 29 avril 2022, s’intitulait « La masse manquante », ce titre signant l’importance de la perte qu’il faut aujourd’hui constater. Au côté de la série Montagne défaite, était présenté un ensemble de dessins au fusain, élaborés à partir de cartes suisses au 25 millième. L’artiste a réalisé ces œuvres en projetant des fragments de cartes sur d’amples feuilles de papier disposées à la verticale où il lui était possible de suivre patiemment le tracé de dénivelés, d’épouser les reliefs du mouvement de sa main, de sorte que cette lente opération de transcription par le dessin revêtait une dimension presque méditative. Le modelé des pentes montagneuses évolue de façon ininterrompue : les blancs laissés par l’artiste autour des champs de lignes permettent au spectateur de compléter ce mouvement de transformation de façon imaginaire, à l’instar de ce qu’il est possible de faire dans les estampes orientales.

Le deuil des glaciers ‒ qu’Olivier de Sépibus amène à ressentir de façon intense ‒ ne se présente pas comme une épreuve individuelle, mais collective. Les photographies exposées dans des espaces dédiés à l’art travaillent à donner une dimension publique au drame que constitue ce changement, tant dans la réalité concrète des sites qu’au sein des imaginaires et des représentations. D’autres activités de l’artiste témoignent de sa volonté de faire de la fonte des glaciers une perte qui concerne toute une communauté et mérite d’être pensée avec d’autres. En 2019, Olivier de Sépibus a fondé le « Collectif Glacier : penser, agir, créer avec les glaciers, laboratoire des récits3  » qui a pour but de « se réapproprier nos relations sensibles, pragmatiques, sociales avec les glaciers alpins4 ». Ce collectif compte des artistes (un vidéaste, un photographe, un performeur), mais également un géographe, une anthropologue et un guide de haute montagne. Il vise au développement du partage des savoirs, des affects et des peurs concernant le phénomène de la fonte des glaces dans les Alpes.

« Nous abordons le glacier comme faisant partie du collectif : il est sujet actif dans nos dynamiques relationnelles qui induisent des dimensions esthétiques, des représentations, des échanges et des réciprocités » précisent les membres du groupe. La communauté qui s’instaure permet des interactions entre les êtres humains, mais également avec le bien naturel qui les aimante et les réunit. Olivier de Sépibus est un lecteur assidu d’écrits d’anthropologues. Il cite notamment les ouvrages de Philippe Descola5. Inspiré par de telles approches, il s’attache à envisager certaines entités naturelles ‒ dont les glaciers ‒ comme des sujets, à l’instar de ce que les cultures animistes invitent à faire. Le collectif organise des résidences artistiques sur le glacier de Girose, dans le massif de l’Oisans, au cours desquelles sont expérimentés des rituels funéraires autour de la disparition des glaciers. Il propose aussi des présentations au Festival international du film de montagne à Autrans et participe à des séminaires de type universitaire dont certains concernent par exemple le statut juridique des ressources naturelles6.

Réalisations artistiques et actions collectives s’avèrent intimement intriquées : sises sur les mêmes convictions, elles s’alimentent les unes les autres. Elles se conjuguent afin que la relation aux glaciers soit mieux habitée, que ces derniers soient envisagés comme un milieu affectivement et esthétiquement investi par tous. Les œuvres travaillent indubitablement, au côté des initiatives collectives, à faire des glaciers un « bien commun », c’est-à-dire une richesse qui s’articule sur les besoins existentiels d’une communauté ‒ qui aspire à trouver les moyens d’une meilleure administration.


1 Cette série fut montrée dans le jardin du musée de l’Ancien Évêché de Grenoble du 21 décembre 2017 au 20 mars 2018. Les tirages font 100 x 100 cm. Le photographe utilise une chambre 6 x 6 et travaille en argentique.

2 Entretien de l’auteur avec Olivier de Sépibus, le 17 février 2022. Par la suite, sont rapportés d’autres propos d’Olivier de Sépibus lors de cet entretien.

3   Voir : https://collectifglacier.net/ (consulté le 14 mars   2022).

4 Ibid.

5 Entretien de l’auteur avec Olivier de Sépibus, le 17 février 2022.

6 Ce séminaire a été organisé au musée des Beaux-Arts de Chambéry, le 5 mai 2020.